Burn out et happy management : les dessous du néolibéralisme

Valentine Milliand
9 min readApr 16, 2018

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Chief happiness officers, horaires flexibles, cours de yoga offerts, la mode est au management bienveillant. Pourtant, le nombre de burn outs recensés augmente d’année en année. Ces nouvelles formes de suivi des travailleurs sont-elles vraiment révolutionnaires ou simplement cosmétiques ? Seraient-elles plutôt révélatrices des défauts des nouveaux modes d’organisation du travail ? Dans une société néolibérale qui voue un culte à la surproductivité et à l’affairement constant, pourquoi accordons-nous si peu d’importance à l’impact du travail sur notre santé mentale ?

Qu’est-ce que le burn out ?

Considéré comme le “mal du siècle”, il s’agit d’un phénomène ancien à la médiatisation récente. Le burn out est un terme désignant un état de fatigue émotionnelle, mentale et physique. Les symptômes sont nombreux mais ils se caractérisent généralement par un manque de motivation, un sentiment d’échec et d’incompétence dans le travail. Il peut être aussi accompagné d’une anxiété, d’un cynisme, d’une irritabilité, d’une baisse de confiance en soi, ou dans le pire des cas, de pensées suicidaires.

Un syndrome ancien resté longtemps innommé

Jusqu’à très récemment, seuls les troubles physiques des travailleurs étaient documentés, laissant dans l’ombre la souffrance mentale et le mal-être dû à l’environnement professionnel. Le syndrome est nommé pour la première fois en 1974 dans un article du psychologue Herbert J. Freudenberger [1]. C’est alors une étape importante dans la reconnaissance du trouble : un praticien spécialiste de la santé mentale témoigne de sa propre expérience d’épuisement professionnel et met un mot sur cette souffrance. Décrit comme une combustion de l’individu, métaphore à l’origine du terme “burn out”, le psychanalyste explique :

“(…) les gens sont parfois victimes d’incendie, tout comme les immeubles. Sous la tension produite par la vie dans notre monde complexe, leurs ressources internes en viennent à se consommer comme sous l’action des flammes, ne laissant qu’un vide immense à l’intérieur, même si l’enveloppe externe semble plus ou moins intacte”. (Freudenberger, 1980)

Les causes sont nombreuses : Le stress peut être lié à l’activité en elle-même, à l’environnement de travail, ou à des facteurs individuels et/ou socio-culturels¹. Le burn out commence généralement par une phase d’engagement enthousiaste mais excessif, suivi d’une phase de surengagement : le travail envahit la sphère privée et devient anxiogène. A partir de ce moment-là, la personne est dans un état d’acharnement excessif, et s’effondre, laissant place à un état de stress post traumatique dont le rétablissement est long et difficile.

Stigmatisations et négligence du phénomène

Malgré un accroissement important des cas de burn out², la question de la santé mentale au travail n’a pas encore été saisie par le droit. Suite à une proposition de loi de Benoît Hamon, l’Assemblée nationale française décide en juillet 2015 que le syndrome d’épuisement professionnel ne peut être reconnu comme une maladie professionnelle car jugé “trop proche” de la dépression. Une proposition similaire est également rejetée en janvier 2018, les opposants considérant le burn out comme un sujet trop “complexe”.

C’est en effet un syndrome aux contours encore flous, mais dont les conséquences désastreuses sont bien réelles et prouvées. Il est intéressant de noter que même si les études sur le sujet sont nombreuses, la majorité de la sphère politique actuelle continue de perpétuer l’image faussement trouble du burn out, et préfèrent préconiser une “réflexion globale sur la santé au travail” [2].

Ce rejet du débat est dû à deux raisons : La première étant un désintérêt et une déconnection générale des politiciens par rapport aux conditions de travail des français. Autrefois considérée comme défenseuse des droits des travailleurs, la gauche politique a perdu en crédibilité et s’éteint doucement au profit d’une tendance néolibérale. Cette dernière, rassemblant les deux bords de l’échiquier politique sous une même notion de progrès, de modernité, et de flexibilité, ne se préoccupe plus des conditions de travail, et encore moins de la santé mentale dépendante de celles-ci. En échange, leurs porte-paroles promettent de “lancer une réflexion”, ou de “se montrer plus vigilant”, des termes vides de sens lorsque confrontés aux réformes sociales qu’ils soutiennent.

Caroline Janvier, députée LREM, affirme le lancement d’une “mission de réflexion (…) sans a priori ni dogmatisme” (extrait de la séance en hémicycle du jeudi 1er février 2018 sur le sujet de la reconnaissance du burn out en tant que maladie professionnelle / source : nosdéputés.fr)

La deuxième raison pour laquelle les institutions refusent d’aborder le sujet est une conséquence directe de la première. En effet, le débat sur le burn out soulève d’autres questions d’ordre idéologique allant plus loin que le surmenage. Il nous interroge sur le rapport que nous entretenons au travail et le caractère aliénant qui lui est propre. S’intéresser aux conséquences nocives du travail sur notre santé mentale nous mène rapidement à remettre en cause le système qui le perpétue. Quelle est la vraie valeur du travail ? Est-elle plus importante que notre bien-être ?

En plus du statu quo maintenu par le gouvernement et la justice, l’opinion publique sur le burn out est majoritairement négative. Les victimes sont jugées trop sensibles, en désaccord avec leur patron, ou simplement insatisfaites de leur profession. Le burn out est considéré comme une mode, une expression à succès pour qualifier une “mauvaise période” au travail. Le corps médical n’est pas non plus un soutien puisque bon nombre de praticiens placent les capacités émotionnelles et psychologiques des individus comme uniques causes du syndrome. Certaines personnes seraient, selon eux, moins aptes à résister à des situations de stress ou d’oppression, minimisant ainsi la responsabilité d’autres facteurs comme l’organisation du travail. Cette stigmatisation des victimes de burn out est révélatrice d’une tendance inquiétante : pour quelles raisons glorifions-nous l’affairement constant et pourquoi avons-nous tant de mal à reconnaître l’impact du travail sur notre santé mentale ?

Rapport culturel au travail et dangers du culte de la productivité

La réponse réside peut-être dans la façon dont nous percevons le travail. Notre vie est structurée par un besoin de s’accomplir personnellement, et le travail est, dans l’imaginaire collectif, le moyen prioritaire pour y parvenir. Une personne exerçant une profession dégradante ou mal payée sera toujours mieux vu qu’une autre au chômage. Notre culture diabolise les sans-emplois par une théorie selon laquelle le travail est rare, donc sacré et mérite un dévouement complet de nous-même.

Une des directions politiques les plus unanimes -à droite autant qu’à gauche- est celle de la “remise au travail”. Prêts à tout pour atteindre le plein-emploi, les politiciens vantent les mérites des travailleurs, saluent les méritants, ceux qui consacrent leur vie à leur profession. L’Etat finance des campagnes de formation à destination des chômeurs et des jeunes non-qualifiés, et présentent le travail acharné comme l’unique moyen de réussir sa vie, de s’exprimer et de s’épanouir. Cette direction politique teintée de l’idéologie néolibérale contribue fortement à dépeindre le travail comme un pilier du bonheur. Inconsciemment, nous faisons le lien entre souffrance et rémunération et nous nous montrons capables de supporter des corvées épuisantes et dangereuses, des horaires difficiles ou des supérieurs hiérarchiques tyranniques.

Il est donc difficilement concevable de percevoir le travail comme quelque chose de destructeur. Nous avons tendance à avoir une certaine considération pour ceux ou celles qui n’ont pas “une minute pour eux”, enchaînent les réunions, rentabilisent chaque instant de leur journée. Sur des réseaux sociaux comme LinkedIn, les posts d’auto-entrepreneurs décrivent leurs “morning routines”, une série d’activités ou de tâches qu’ils exécutent avant de partir travailler : sport, relevé de mails, liste d’objectifs pour la journée, méditation, lecture de résumés de livres. Tout est chronométré pour optimiser la productivité. Ces posts à succès sont les témoins d’une fascination collective pour l’affairement constant et pourraient expliquer notre vision du burn out comme un échec personnel.

“Morning routine” d’un influenceur LinkedIn.

Des nouvelles formes d’organisation du travail problématiques

Cette sacralisation que nous entretenons peut nous empêcher d’avoir un regard critique sur les véritables causes de la hausse des burn outs. Si l’on s’intéresse de près aux personnes les plus touchées par le syndrome, nous pouvons constater que ce ne sont pas celles en haut de l’échelle (cadres, dirigeants d’entreprise), mais plutôt les employés qui ont peu de liberté de décision.

Les modes d’organisation du travail ont donc leur part de responsabilité. C’est une maladie professionnelle, mais elle ne touche pas n’importe quelle profession. Le sociologue et psychologue Robert Karasek démontre dans ses études de 1981 qu’une organisation du travail caractérisée par un manque d’autonomie et de contrôle, ainsi qu’une impossibilité d’utiliser ses habiletés ni d’en développer de nouvelles accroît le risque de problèmes de santé mentale. Ajoutées à cela, les pressions pour augmenter la productivité et le rendement poussent les supérieurs à négliger l’aspect humain du travail. Une situation de précarité et d’insécurité favorisent également l’apparition des troubles liés au stress car ils génèrent un contexte de “lutte pour la survie” [4]. (Desjardins, Annick et Céline Giguère)

En réponse, les entreprises mettent en place des stratégies de “management bienveillant” : happiness officers chargés du bien-être du personnel, cours de yoga, salles de détente, séances de sport collectives, apéros. Ces mesures cosmétiques cachent un retour à une forme d’organisation du travail semblable au taylorisme : le contrôle des travailleurs est accru, chaque tâche est minutée pour sans cesse améliorer le processus de fabrication, et la marge d’erreur est restreinte. Les travailleurs ont l’impression d’être spéciaux, importants, et sont donc moins susceptibles de se plaindre. Les conséquences du “happy management” sont bénéfiques pour les patrons : en confondant plaisir et bonheur, les employés supportent mieux des conditions contraignantes, et les rendements sont meilleurs.

Quelles perspectives pour le burn out ?

Le chemin est encore long pour les victimes du syndrome : entre les préjugés du corps médical, la stigmatisation, et le rejet du débat par la sphère politique, peu sont prêts à entendre qu’une activité professionnelle ne devrait pas être une souffrance. Par conséquent, il est nécessaire de réévaluer notre propre rapport au travail et de prendre du recul avec une culture toxique de la surproductivité.

Il devient urgent de gratter le vernis du management bienveillant et d’exiger des alternatives concrètes : réduction du temps de travail, automatisation des emplois dangereux et/ou fatigants, réorganisations hiérarchiques des entreprises, et toute autre mesure qui nous protégera de l’épuisement professionnel.

Notes

¹ Ces facteurs individuels incluent le stress familial et la vie privée, les traits de personnalité, les valeurs ou besoins de la personne, ainsi que les capacités et expériences (une personne peut savoir mieux maîtriser des situations de stress). Sont également pris en compte la condition physique, l’état de santé général, le support des proches, et la culture de l’environnement de travail (certains pays ont des rapports particuliers au travail et ont des définitions différentes du stress ou de la surcharge).

² Selon le cabinet d’études Technologia, 3,2 millions d’actifs seraient en situation de travail et de surengagement excessif et compulsif et seraient susceptibles de développer un syndrome d’épuisement professionnel. [3]

Bibliographie :

[1] Herbert FREUDENBERGER, « L’épuisement professionnel : la brûlure interne », Chicoutimi, Québec, G. Morin, 1987. (Consulté le 08/01/2018)

[2] Rédaction Europe1.fr, « Burn out : l’Assemblée rejette la proposition de loi Insoumise », Europe1, 2018. (Consulté le 06/03/2018) Disponible sur : http://www.europe1.fr/societe/burn-out-lassemblee-rejette-la-proposition-de-loi-insoumise-3562583

[3] Agnès MARTINEAU-ARBES, Magali GINE, Prisca GROSDEMOUGE, Rémi BERNAD, « Le syndrome d’épuisement, une maladie professionelle — Etude pour la reconnaissance du syndrome d’épuisement professionnel au tableau des maladies professionnelles », sous la direction de Jean-Claude DELGENES, Cabinet d’expertise TECHNOLOGIA, 2018. (Consulté le 15/01/2018) Disponible sur : http://www.technologia.fr/blog/wp-content/uploads/2014/04/BurnOutVersiondef.pdf

[4] Annick DESJARDINS et Céline GIGUERE, « Santé mentale au travail : l’échec du droit à épouser une approche systémique », Les Cahiers de droit, Volume 54, Numéro 2–3, 2013, p. 359–388. (Consulté le 05/01/2018) Disponible sur : https://www.erudit.org/fr/revues/cd1/2013-v54-n2-3-cd0761/1017617ar/

Meagan DAY, « Under Neoliberalism You Can Be Your Own Tyrannical Boss », Jacobin, 2018. (Consulté le 11/01/2018) Disponible sur : https://jacobinmag.com/2018/01/under-neoliberalism-you-can-be-your-own-tyrannical-boss

Michel VÉZINA, « La santé mentale au travail : pour une compréhension de cet enjeu de santé publique », Santé mentale au Québec, 21(2), 1996, p.117–138. Editeur : Département de psychiatrie de l’Université de Montréal. (Consulté le 11/01/2018) Disponible sur : https://www.erudit.org/en/journals/smq/1996-v21-n2-smq1827/032401ar.pdf

Christina MASLACH et Susan E. JACKSON, « The measurement of experienced burnout », Journal of occupational behaviour », Volume 2, 1981, p.99–113. (Consulté le 11/01/2018) Disponible sur : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1002/job.4030020205

Direction Générale du Travail (DGT) et l’Institut National de Recherche et de Sécurité, « Le syndrome d’épuisement professionnel ou burnout. Mieux comprendre pour mieux agir », Guide d’aide à la prévention, 2015. (Consulté le 06/03/2018) Disponible sur : http://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Exe_Burnout_21-05-2015_version_internet.pdf

Nick SRNICEK et Alex WILLIAMS, « Accélérer le futur — Post-travail & Post-capitalisme », Editions Cité du Design. (Consulté du 02/08/2017 au 02/04/2018)

Illustration : Valentine Milliand (2018)

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